Misha Gordin : Anachronisme d’un enfant de la Guerre

Photographe conceptuel et autodidacte, Misha Gordin puise son moyen d’expression au travers d’une photographie argentique, mettant en scène ses questionnements existentiels au sein d’un environnement embaumé par la répression soviétique.

Gordin est né en Lettonie durant l’occupation soviétique. Il évolue dans un environnement russophone, vivant à Riga au sein de l'ex-Union Soviétique. Diplômé en tant qu'ingénieur aéronautique, il n’exercera finalement jamais cette profession, intégrant à 19 ans le département d'effets spéciaux du Riga Motion Studio, où il travaille en tant que concepteur d’effets spéciaux. Au cours de cette période, il fait ses premières incursions dans la photographie, s’inspirant de la littérature de Dostoïvsky et de Bulgakov dans le but de transmettre l’intériorité de son sentiment, il réalise des portraits et des photographies documentaires.

C’est lorsqu’il débute la photographie conceptuelle que sa carrière prend un tout autre tournant. Sa première œuvre, Confession, restera une des plus importantes de sa carrière.

« J'ai grandi dans un État totalitaire après la Seconde Guerre mondiale. Je n'ai jamais appartenu à aucune organisation, ce qui était presque impossible dans un État communiste. »

Un matin, alors qu’il était assis devant la maison de bord de mer de son père, il remarque le jardinier avec une brouette à côté de lui. Cela lui déclencha une vision, ouvrant un champ nouveau : une femme nue poussant la brouette pleine de poupées cassées contre un vent en rafales.

« C'était une journée ensoleillée. J'ai disposé tous les éléments devant mon appareil photo pour qu'ils ressemblent au dessin, mais cela n'a pas ressemblé à ce à quoi je m'attendais. Il manquait quelque chose. Puis, soudain, un nuage sombre et solitaire a émergé de l’horizon. Une rafale de vent ramassa les cheveux de la femme. L'homme a frappé le tambour. La scène devant moi s'animait. J'ai fait plusieurs clichés. Le vent est soudainement tombé, le nuage est passé et le ciel bleu clair est resté au-dessus de moi pour le reste de la journée...Parfois, je pense que ce coup de vent chanceux a changé le sens de ma vie. »

Confession, 1975, 20x16 cm, silver gelatin print.

Avec cette œuvre, Gordin confronte l'art officiel de l'État communiste. Exploitant le style du réalisme social utilisé par la propagande soviétique, il l’oppose à la fonction qu’en faisait l’Etat. Il devra quitter son pays et s’installer aux Etats-Unis où il poursuivra son art pour échapper à l’atmosphère répressive.

« J'étais prêt pour un changement. C'est alors que j'ai acheté 80 acres de collines dans le centre du Minnesota et que j'ai déménagé ma famille pour vivre une vie tranquille et simple. Jusqu'à présent, ce changement s'est avéré être un bon changement. J'ai créé beaucoup de travail important depuis lors... »

Les silhouettes livides, mélancoliques et fantomatiques que l’artiste met en scène résonnent avec une religiosité mythologique. Ici, nous apercevons une ré-interprétation du Mythe d’Orphée et Eurydice. La lyre au premier plan accompagne Orphée. Eurydice, comme toujours depuis son entrée dans le royaume d’Adès, est au deuxième plan. Elle semble condamnée, invoquant avec sa baguette le ciel grondant et opaque au-dessus des deux amants.

Le ciel nuageux chez Gordin est symbole de force plastique, invoquant la question de la place de l’humain au sein du monde et de son rapport à la nature.

Ces corps livides et rachitiques parlent d’une détresse humaine auquel l’artiste a fait face au travers la guerre qui a nourri son enfance. La maigreur et la pauvreté de chair accompagnent un sentiment d’errance existentielle représenté par le mythe orphique.

Inspiration in Black (1975), gelatin silver print; 64.8 × 50.7 cm.

L’artiste fait ressortir une violence dans ses œuvres presque évidente avec ces corps maladifs, évoluant dans une nature grondante, comme pour architecturer un cri artistique et révolutionnaire, se déployant et prenant l'espace de façon menaçante. Mais au-delà de cela, on peut y voir l'enfermement dans lequel les lettoniens ont vécu, muselés par l’Union Soviétique. Cet art, qu'il opère, est pluridirectionnel, sans le besoin de raconter une histoire personnelle mais plus une lutte sociale. Ce n'est pas un art esthétique ou bourgeois, c'est un art qui permet le réarmement de sa personne, comme pour se solidifier après une situation inconfortable et violente des mentalités et des guerres.

« Le processus est toujours le même. Cela part d'une idée, puis d'un dessin, de l'assemblage des composants, de la prise de vue et de l'étude de la matière, suivi d'un travail minutieux en chambre noire. »


Misha Gordin représente l'un des rares, alors que la manipulation numérique résidait encore en terre sans fondement, à avoir assemblé ses images en chambre noire.

Avant d'imprimer l'original, il ajuste chaque négatif, indiquant la bonne exposition et les séquences de manipulations pour chaque négatif. Vient ensuite l'étape de l'impression « à sec » : Cette partie est la plus impitoyable. Il projette méticuleusement un négatif après l’autre jusqu’au dernier. Ce moment demande une discipline très peu en lien avec l'art. Ultérieurement arrive le temps du « jugement », lorsque la première impression émerge du développeur : « C'est un moment très excitant pour moi. Je recherche les erreurs possibles au fur et à mesure que l'image se révèle et un grand sentiment de soulagement et d'accomplissement lorsque l'impression est "sans défaut “. »

La technique que Gordin utilise ne laisse pas de place à l’erreur, demandant une concentration totale quasi obsessionnelle. Cette méthode lui donne un contrôle qualité meilleur et immédiat. « Je ne sais pas combien de temps je serai en bonne forme physique pour pouvoir continuer à travailler de cette façon. Mais alors j'aurai toujours l'alternative de passer aux manipulations numériques. »

La photographie de Misha Gordin a remporté de nombreux prix et a reçu des subventions du National Endowment for the Arts, du Michigan Council for the Arts et du Minnesota State Arts Board.

Son œuvre porte encore aujourd’hui la voix des « gens ordinaires » qui ont survécu à la brutalité de la Seconde Guerre mondiale et ont lutté contre la répression de l’occupation. Témoin de cela dès son plus jeune âge, il imprègne dans son travail la conscience de la mort, de l’errance et de la détresse, faisant de lui l’un des protagonistes de la documentation du traumatisme commun post Seconde Guerre mondiale. Ses œuvres nébuleuses portent en elles une mélancolie vagabonde, témoin d’une identité fragmentée par la division d’un pays et de ses idéologies.

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