INTERVIEW : Adrien Garcia

Observateur et critique, fondateur du podcast Entreprendre dans la Mode et co-fondateur de la marque RÉUNI, Adrien Garcia fait dans cette interview, un état des lieux du secteur de la création et de la mode sous le prisme des enjeux écologiques actuels et des difficultés d’entreprendre de façon éthique dans un monde où la croissance d’une marque prédomine sur les convictions.

Dans un premier temps, j’aimerais bien parler d'Entreprendre dans la mode. Fort des rendez-vous menés chaque semaine, tu as pu développer une vue de l'ensemble du secteur. Si je ne me trompe pas, cela représente presque 6 ans d'activité...

Exactement, j’ai démarré EDLM il y a 5 ans et demi. Depuis, chaque semaine je vais à la rencontre de nouveaux profils et acteurs du secteur créatif, de la mode, du luxe de la communication jusqu'aux dirigeants de marques. L’état des lieux en est difficile à faire tant il est large et distinct en fonction des personnes interviewées.

“Ça a toujours fait partie de ma ligne éditoriale de dire “je parle aux big boss, aux gens très avancés dans leurs carrières, au top du "game" et aussi à la jeune garde”. C’est toujours intéressant de recueillir les avis de tout le monde et de pas uniquement se focaliser sur les grands noms, surtout quand certains d'entre eux seront les futurs has-been.”

Après ces années d'existence du podcast, comment aimerais-tu le faire évoluer ?

Je suis en train de travailler sur un rebranding et sur une évolution de la ligne éditoriale, même si elle ne va pas tant changer que ça. Ce qui m’intéresse le plus est la rencontre entre l’art et le business, qui sont propres aux industries créatives. Finalement l’idée est plutôt de faire évoluer le nom du podcast pour qu’il soit plus en ligne avec la ligne éditoriale déjà très ouverte. J’ai envie d’aller parler à toutes les industries créatives et culturelles, ce qui inclut aussi bien la mode que le design, l’architecture, la musique, les arts graphiques, l’édition, etc.

Il me semble avoir déjà constaté des modifications avec de nouveaux profils assez jeunes mis en avant ?

J'ai en effet eu l’opportunité d’interviewer de plus jeunes entrepreneurs récemment. Je trouve cela extrêmement intéressant, surtout à une époque où tout va très vite, tout est chamboulé en permanence, particulièrement en ce moment avec internet et malgré son existence depuis bientôt vingt ans. En ce moment par exemple, le grand sujet est l’intelligence artificielle (AI). On aborde comment l’AI chamboule les métiers créatifs et va rendre obsolète un bon nombre de professions. On doit donc se demander comment se l'approprier. Tous ces sujets-là sont, en général, mieux maîtrisés par les jeunes que par les anciens, qui par définition sont un peu réfractaires aux changements mais qui, au fond, vivent sur un passif.

À ce sujet, à travers tes échanges, tu as dû parler “d’impact écologique”. À quel point est-ce dans l’esprit de tes invités ?

Je ne sais pas si je te fais une réponse positive ou négative (rires). Je pense qu’il y a une prise de conscience pour la plupart des gens. Un bon nombre d’entreprises en font leur leitmotiv. Ils se disent qu’avec leurs marques, ils vont sauver le monde et j’en ai fait parti avec RÉUNI ; en essayant trouver des nouvelles façons de faire pour un nouveau monde, en incluant les sujets de la responsabilité. D’un point de vue assez pessimiste, malheureusement, on voit bien que les grandes entreprises, les grands groupes, la fast-fashion, l’ensemble de l’industrie finalement, n'en a rien à faire. Ça a toujours fait partie de ma ligne éditoriale de dire “je parle aux big boss, aux gens très avancés dans leurs carrières, au top du "game" et aussi à la jeune garde”. C’est toujours intéressant de recueillir les avis de tout le monde et de pas uniquement se focaliser sur les grands noms, surtout quand certains d'entre eux seront les futurs "has-been". Il y a encore beaucoup de greenwashing. En fait, je ne sais pas vraiment comment on va s’en sortir dans la mesure où ça ne changera pas de toute façon, c’est la croissance du chiffre d'affaires qui prime.

“Il faut des lois qui disent “tu pollues, tu paies”.Tant qu’il n’y aura pas de règle sur le plastique dans les textiles, ça ne changera pas.”

J’allais justement demander si “ les institutions, comme celles de la mode, font des efforts ?” mais on a un peu répondu juste avant.. Disons que c’est du 50/50?

C’est même 99%. À un moment donné dans les entreprises, quand tu prends un CEO, il est intéressé et incité à la croissance, à faire plus de chiffre d’affaires et à avoir de meilleurs résultats et ça, ça va à l'encontre de la responsabilité et de l’écologie. À partir de là, ça ne changera jamais. Le changement viendra uniquement des institutions et des lois. Même si les entreprises ont de beaux discours, aujourd’hui et encore pour un bout de temps je pense, les gens qui sont à la tête et aux manettes de ces industries vont chercher à développer leurs marques. Et c’est vrai pour l’ensemble des industries et notre société en général.

Il faut qu’il y ait des lois à ce sujet...

Tu vois bien que les lois ne vont pas assez vite et que les États ne sont pas libres. Les lobbys font trop bien leur travail pour que cela amène à un changement.

Finalement, comment peut-on entreprendre dans la mode de façon écologique, éthique et durable ? Comment des marques censées être "green" peuvent-elles communiquer sans tomber dans une sorte de malentendu de greenwashing ?

Je pense qu'il ne faut pas communiquer dessus, il faut le faire, c’est tout. C’est horrible mais quand tu regardes, on est quand même dans une industrie où la grande majorité des gens ne regarde pas les étiquettes, d’où provient le produit. Ça reste des achats d’impulsion. De nombreuses marques font du greenwashing en clamant qu'une "partie des pièces est fabriquée en France, en Europe” et c'est vraiment une infime partie. Et comme c'est écrit en gros sur la vitrine ou dans la publicité, les gens disent “ok c’est une marque qui est "conscious”". Certaines marques en font des "caisses" sur leurs 'Made In France' ou 'Made in Europe'. Quand tu vas sur leurs sites, c’est du pur greenwashing alors que quand tu consultes la fiche produit, la grande majorité des pièces sont fabriquées à l'autre bout de la planète. On voit des campagnes tournées dans la nature, dans des espaces verts et on l'associe alors à une marque française. Donc je vais chez eux les yeux fermés, je suis en confiance, j’achète.

La fast fashion est en train de s’éditorialiser, de changer d'identité visuelle pour que nous n'y voyons que du feu.

La tendance actuelle est à un retour à la nature et on communique autour de ça mais en fait le greenwashing s'arrête où ? Les campagnes où il y a une femme qui marche dans la nature, comme le font très bien Zara, H&M et tutti quanti, c’est encore possible ? C’est quoi le greenwashing finalement ? Et où cela s'arrête-il ? Je suis très pessimiste, tout le monde fait du greenwashing. Il faut des lois qui disent “tu pollues, tu paies”. Tant qu’il n’y aura pas de règle sur le plastique dans les textiles, ça ne changera pas. Il faut passer au 100% renouvelable. Quand j’achète un produit, c'est pour me faire du bien, c’est égocentrique. Le sujet est plus de se dire qu’on ne communique pas dessus mais on le fait et c’est en faisant que les gens se rendront compte que c’est un produit de qualité.

La jeune génération est peut-être un peu plus avertie qu’un consommateur “classique”? Même si aujourd’hui on se rend compte qu’il y a des codes iconographiques, typographiques, de couleurs qui font que dans l’inconscient du consommateur, on tombe dans le panneau.

Exactement, ce sont tous les biais cognitifs du marketing qui font que l’on tombe dans le panneau. Je dirais que même quand tu es averti, tu peux tomber dans le panneau alors quand tu l’es pas, tu te fais avoir, c’est certain.

Sur une touche plus positive, comment ces histoires entrepreneuriales t’ont motivé à lancer ta marque de prêt-a-porter RÉUNI ?

J’ai créé ce podcast parce que j’avais envie d’entreprendre mais je ne savais pas par quel bout le prendre. C’était pour moi une façon de désacraliser, démystifier le fait d’entreprendre et de rencontrer des gens qui avaient osé entreprendre. C’était ça le point initial d’EDLM. Ensuite, RÉUNI est venu du fait que notre rêve avec Alice, ma compagne, était d’avoir une marque de mode, de créer une belle marque, une grande marque. Mais pour créer une marque, il faut beaucoup d’argent. Et la règle, de façon conventionnelle et historique est “je fais une collection, je présente ma collection sur un défilé, à un showroom, je les produis et je les livre”. Nous, on s’est creusé la tête et on s'est dit qu’on allait pas faire de collections mais un seul produit à la fois, avec nos moyens limités et notre indépendance. Et petit à petit, on allait proposer plus de pièces. Ces pièces créeront une collection et demain quand on aura vraiment les reins très solides on fera une présentation et peut-être un défilé mais ça, c’est dans un avenir très lointain.

Vous demandiez l’avis des consommateurs (pour produire chaque pièce) si je me souviens bien?

AG : Oui, il y avait l’envie d’engager les gens et de les amener avec nous dans le processus et notre histoire. Quand on n'a pas de revendeur, on crée sa propre communauté. On les questionne sur leurs besoins pour faire des produits qui répondent à leurs désirs. C’est comme ça qu’on a commencé à envoyer des questionnaires.

“Toute croissance de marque est contradictoire avec les besoins de notre planète”

Comment on arrive à avoir un business rentable avec des convictions de marque aussi fortes ?

C’est difficile. Pour être rentable, il faut dépenser moins d’argent. C’est avoir des coefficients multiplicateurs qui te permettent de vivre, de faire du marketing, de payer les gens avec qui tu travailles, etc. C’est un calcul, c’est un tableau excel. Tu fais des prévisions et tu essaies de faire en sorte qu'elles soient juste pour que la marque soit la plus rentable possible.

Il y a des marques comme Veja qui ne font pas de communication média, dites traditionnelles, ce qui les aide à avoir beaucoup plus de budget sur le produit et à avoir donc des chaussures moins chères. Est-ce que c’est une stratégie que vous avez prise en compte chez RÉUNI?

Pour RÉUNI, il y avait cette envie de ne pas avoir de boutique, de ne pas sur-communiquer et d’être au juste prix. Notre postulat de départ était plus de dire : on coupe les intermédiaires, on n'a pas de revendeur donc on est plus accessible. On fait des supers produits qui sont dignes des plus grandes maisons mais à des prix plutôt abordables. Après, quand Veja dit qu’elle ne fait pas de plan média, c’est faux. Certes elle ne fait pas d’achat média, pas de publicité dans le ELLE ou d’affichage mais elle communique en hors-média, sur ses réseaux et avec du seeding auprès d’influenceurs. Ils ont également des revendeurs. Donc finalement ils communiquent, même s'ils n’utilisent pas tous les outils de communication. Et c’est une posture : c’est une façon de dire on met tout l’argent dans le produit. Et ce n'est pas pour autant qu’ils ne vendent pas plus cher ou moins cher. Il faut toujours prendre ce genre de déclaration avec des pincettes.

Justement, sur le prix des produits RÉUNI, c’est abordable pour une marque éthique mais ça reste premium. On sait très bien que la slow fashion n’est pas accessible à tous le monde. Est-ce que vous avez pensé à réduire encore plus vos prix, pour donner toucher une clientèle plus large, qui n'a pas forcément le budget de s’offrir de la slow fashion?

Non parce qu'à un moment il faut essayer de rester rentable. Il faut être viable et pour perdurer dans le temps, on ne peut pas “donner” les produits. On le sait, ça coûte très cher de fabriquer des produits de qualité. Donc ce n’est pas que l’on ne veut pas, c’est qu’on ne peut pas se le permettre. On est à une époque où il y a une inflation très importante : le prix de toutes les matières premières et les coûts de production explosent.

Est-ce que la croissance de votre marque (et autres marques) peuvent être en contradiction avec l’écologie et autres valeurs prônées ?

Il faut arrêter de consommer. Il faut arrêter de créer des produits. Rien que ça (rires). Donc oui, toute croissance est contradictoire avec les besoins de notre planète. Néanmoins ce sont des postures, il est préférable de se dire “il vaut mieux avoir cent marques comme RÉUNI plutôt qu'une marque qui fait produire par des Ouïghours”. Cette histoire de posture, Patagonia l’a beaucoup utilisée en voulant devenir le plus gros possible pour contrer au maximum la fast fashion mais ils rajoutent quand-même même des produits sur le marché, dans la nature. Tous leurs produits sont full plastique, alors oui, c’est du plastique recyclé mais ça reste du plastique. Est-ce que c’est pas encore du marketing tout ça ? De bons discours pondus par des marketeux ?

On se souvient de leur publicité “Don’t buy this jacket” sortie en 2011 pour dénoncer le Black Friday...

Et au final, tout le monde a cette jacket..! (rires)

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