Gina Pane, souffrir pour l’autre

ART

Avril 1971, Paris, dans son atelier Gina Pane réalise une action des plus particulière : l’artiste escalade un bâti métallique tranchant s’apparentant à une échelle. Ses pieds et mains sont nus, à vifs, elle est coupée et meurtrie pourtant l’artiste ne cesse son ascension. Aujourd’hui il ne nous reste que l’objet de torture et une retranscription photographique de ce moment « masochiste » qu’elle s’inflige. Pourtant, cette intervention qui est à première vue digne de folie auto destructive est définitivement caractéristique de la fascinante œuvre d’une artiste et ses préoccupations en accord avec sa contemporanéité artistique et sociale.


Gina Pane est une artiste éminente de la scène artistique française d’art corporel des années 1970. Née en 1939, elle suit une formation aux Beaux-Arts de Paris et se tourne premièrement vers la sculpture et peinture minimaliste. Petit à petit, sa pratique évolue vers des actions dans la nature se rattachant au Land Art pour finalement se transformer en propositions associées à l’art corporel.

Celui-ci, comme son nom l’indique, est caractérisé par l’utilisation du corps comme médium dans une dimension performative. Plus simplement, les artistes choisissent cet outil humain pour suppléer la toile traditionnelle. Le corps, la chair, sont matières à l’œuvre. Nombreux s’approprieront cette pratique cherchant un nouveau langage artistique, plus fort, plus symbolique, face à l’impossibilité de trouver leur propre manière de communiquer à travers des médiums plus « traditionnels ». La pratique de Gina Pane réside dans la souffrance du corps, la violence, la blessure qu’elle s’administre volontairement. Provocante certes, elle est néanmoins loin de s’infliger cette douleur pour l’esthétique ou le spectacle. L’artiste veut, part cela, faire passer différents messages qui lui sont propres, ouvrir les consciences de son public sur des conflits, problématiques contemporaines, au cœur de son époque.

Action escalade non anesthésiée, Gina Pane, avril 1971, photographies en noir et blanc sur panneau en bois, acier doux, 323 x 320 x 23 cm, Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris


L’action Escalade non-anesthésiée est particulièrement représentative de son œuvre. Elle la réalise dans son propre atelier accompagnée de sa photographe attitrée Françoise Masson qui la suivra et documentera toutes ses œuvres. La documentation photographique est essentielle car elle prolonge l’action, la fait vivre au-delà du moment crucial de son exécution. Chaque mouvement effectué, chaque prise de vue captée suivent un plan précis décidé en amont par Gina Pane et illustré par des croquis, dessins, notes. Rien n’est laissé au hasard, tout est scrupuleusement réfléchi. La préparation est irrévocablement une étape capitale de son œuvre. Son action prend place en pleine guerre du Vietnam et c’est précisément ce qu’elle souhaite pointer du doigt. Elle invite le spectateur à se rendre compte de son indifférence, son anesthésie face aux violences et atrocités de la guerre visibles au quotidien, connues de tous. Pourtant lorsque c’est elle qui réalise son ascension, l’intense souffrance qu’elle éprouve choque : elle est métaphoriquement ressentie, éprouvée par le spectateur. Celui-ci est de ce fait proche de l’artiste, le supplice qu’elle s’inflige aide à se projeter car elle utilise la blessure pour sa fonction symbolique, le pouvoir qu’elle a sur l’autre. Le message qui émane de l’œuvre pose donc la question des humains trop habitués à la barbarie à force d’y être confrontés. Gina Pane cherche à dépasser cette analgésie avec son art. Notre vision passive sur la violence est cinquante ans plus tard toujours d’actualité, face aux flux d’informations qui défilent sur nos écrans de téléphones et principalement sur les réseaux sociaux. Son œuvre est forte de sens car fait encore résonner en nous ses préoccupations, ses craintes sur l’humain annihilant toute compassion envers ses semblables.

Elle est par conséquent martyre et bourreau afin de libérer les sentiments, l’esprit critique de ses spectateurs. Elle utilise et donne à proprement parler son corps à l’autre, nous sommes l’autre. Son corps qu’elle manie comme un objet conversationnel aide le public à se questionner. Il est ainsi en proie à réfléchir à la souffrance, son processus, ses limites et le rapport qu’il entretient avec elle. Elle emploie sa chair qui est si parlante car elle nous est propre, commune, assurément adoptée comme vecteur. Gina Pane montre ainsi une faculté de faire circuler silencieusement ses opinions, positionnements, préoccupations entre elle et ses semblables.

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