INTERVIEW : Ellis Laurens

ART

CONVERSATION WITH A METASELF, vidéo, 2022

Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une transition tant anthropologique qu’artistique : les avancées scientifiques modifient profondément la définition de l’Homme. C’est à travers la pratique transdisciplinaire axée sur le genre et l’hybridité d’Ellis Laurens que nous explorerons dans cette interview le devenir post-humain dans l’art numérique et biotechnologique.


Initialement, qui es-tu ?

Je suis née dans le sud de la France à Pau, j’y ai vécu pendant 6 ans, puis mon père étant professeur de philosophie à été expatrié, j’ai vécu donc mon enfance à à Abou Dabi, puis mon adolescence au Maroc où j’ai du me construire en tant que personne queer. Au lycée, j'étais intéressée par la vidéo et le cinéma, j’ai fait une prépa littéraire à Toulouse, mais les grandes écoles élitistes ne m’intéressaient pas. J’ai continué en L3 de cinéma à Paris, puis j’ai compris qu’écrire des films n’était pas pour moi. J’ai donc voulu faire de la vidéo expérimentale, j’ai fait 2 ans d’arts plastiques, j’ai écrit mon mémoire « hybridité et alter-identité dans l’art post humain » où je me suis intéressé aux arts numériques, technologiques, biotechnologiques, robots, cyborgs… Aussi à nos habitudes de comportement, d’hybridité de genre, des formes d’écologie.

Comment définirais-tu ton travail artistique en quelques mots ? Comment/Pourquoi, as-tu commencé à créer

J’expérimente beaucoup tout en suivant ce qui m’intéresse, je touche à de différentes choses. Au début je créais beaucoup pour faire du beau sans me prendre au sérieux, c’était une source de plaisir. J’expérimentais beaucoup de nouveaux médiums, j’ai commencé par le dessin, j’ai découvert la photo puis la vidéo, le cinéma.… Aujourd’hui, je me prends plus au sérieux, au-delà de faire du beau dans mon travail, j’ai envie de dire des choses, d’avoir des messages à porter, m’ancrer dans des champs de recherches.

SHAPESHIFTING (AS A WAY NOT TO BE PERCEIVED), vidéo, 2022

Donc ton art est-il politisé/critique ?

Quand j’ai commencé mon master en arts, je me suis intéressée aux arts numériques, des pratiques très nouvelles pour moi. Je me suis intéressé à l’émergence de l’IA dans l’art, au tout début avec les premiers modèles de génération d’images. Je me suis posé plein de questions et assez vite est venue la notion de technocritique, comment l’informatique/arts numériques peuvent avoir des avantages, mais aussi des risques, comment ils modifient nos comportements, nos activités, nos affects, notre identité. Sur ce point-là, c’est assez drôle, car j’utilise les arts numériques mais pour les critiquer.

L’idée est d’inverser le paradigme? 

Oui voilà. Par exemple, la question du métaverse m’a beaucoup inspiré, et d'un autre côté, je ne peux pas m’empêcher de relever en quoi cela et problématique. Dans les champs de l’art récemment, on a aussi eu l’avènement des NFT, je suis contre ça aussi. Donc m’intéresser à tout ça m’a permis de produire un discours critique dans mes travaux. 
Au niveau social, étant une personne queer, j’ai beaucoup travaillé sur les notions de liberté et d’identité. Avec le temps, le genre devient plus prépondérant dans mon travail et j’ai vraiment envie d’approfondir ces recherches sur la sexualité, en général la discrimination. 

TRANSHYBRIDIZATION ARTIFACIALAFFIRMATION SURGERY, vidéo, 2023

Tes visuels semblent s’auto-générer par une machine. Est-ce que, dans ton processus créatif, tu la considères comme égale à l'homme dans sa capacité à créer des formes ?

Pour moi, l’art numérique, au-delà d’y voir une hiérarchie avec un artiste qui pense, crée, et qui ensuite utilise la machine, j’essaie plutôt de travailler dans une collaboration, un dialogue. Jacques Perconte parle de convivialité avec la machine, l’artiste apprivoise la machine et la machine apprivoise l’artiste. Par ces échanges sont générées de nouvelles formes. Pour moi, c’est un travail d’égal à égal. 
Dans mon œuvre, j’essaye d’inverser le rôle machine-artiste. Typeright/ Olympia ’s transcripts, 2022, est un travail sur les machines à écrire et la subversion de l’intelligence artificielle. Je récupérais des extraits de textes qu’on m’envoyait et je les tapais à la machine à écrire sur des feuillets transparents que je retournais pour ensuite scanner ces textes avec la fonction de reconnaissance textuelle de mon téléphone. Comme c’était à l’envers le texte reconnu n’était pas celui d’origine et par ce processus, des lignes de caractères qui n’avaient aucun sens ce sont crées. J’estimais ça comme une poésie, crée directement par un usage non-conventionnel de la machine pour explorer les failles et dysfonctionnement de ces systèmes. 

Cela touche aussi l’obsolescence d’une certaine manière ? 

Oui, la machine peut recevoir comme une « commande », tant qu’elle arrive à capter quelque chose, elle va avoir un rendu, même s’il n'était pas celui escompté par les concpeteuricies de la machine. Je tapais sur la machine, puis scannais, puis retapais et rescannais etc.. Le travail est devenu super répétitif et machinal, très protocolaire. Bien que j’avais une part de conceptualisation dans le travail, dans la pratique pure j’ai créé comme une inversion ou le rôle d’artiste et machine se sont échangés pour révéler le potentiel créatif de la machine en tant que tel. 
L’idée est de sortir la machine de notre service, estimer que ce sont des systèmes qui ont aussi valeur de créer. Au niveau de l’IA c’est autre chose pour moi. Ces systèmes génèrent directement des œuvres d’art, ce qui relève des notions technocritiques. Peut-on envoyer une commande à une IA et estimer être artiste ? Alors que ce sont des scripts de code déjà écrits/ conçus par d’autres personnes et tout cela tourne sur des serveurs/ordinateurs qui créent des images à partir de banques d’images qui ne sont pas les nôtres. 
Dans mon travail, je m’intéresse à cette génération d’images à partir de banque de données pour les subervtir, faire des effets de surimpression, de détourage.. Pour « récupérer » une forme d’autorat sur la production de la machine. Éthiquement cela pose beaucoup de questions sur le statut de l’auteur justement, pour moi l’auteur est un mélange des deux. 

SYMBIOSIS, vidéo expérimentale, surimpressions, 2022

Cette idée d'œuvre qui s'auto-génère peut-elle aussi se retrouver dans ton utilisation de matériaux organiques comme avec Logophagie, 2023 qui s'axe dans l'idée d'un art évolutif ? Ou culture et nature sont-ils deux domaines séparés selon toi ?

Dans ma recherche en master, j’ai voulu monter que nous, êtres humains avons des classifications oppositionnelles que j’ai appelées « dualismes » ou « binarismes » du type vivant/mort, animal/humain, mécanique/organique, homme/femme. Nature culture en fait partie et structure notre pensée. Ce qui est l'ordre de l’artificiel et du naturel/biologique. J’essaie de proposer des techniques de passages, fluidité, mixité, pour moi la culture fait partie de notre nature. En art contemporain beaucoup des dispositifs technologiques sont liés aux systèmes organiques/biologiques. Dans le bio art (art biotechnologique) par exemple, on retrouve cette manipulation de formes vivantes, certains artistes interviennent sur leur propre corps avec des prothèses, des dispositifs technologiques et deviennent eux mêmes objets de bio art et cyborg. 
On retrouve aussi beaucoup de dispositifs de manipulation génétique en laboratoire pour l’art, au-delà de nature culture, c’est aussi un pont entre art et science. 

Quand tu nous dis que tu es dans l’expérimentation, cela va donc dans cette idée avec Logophagie, 2023?

Oui, pour moi Logophagie se rapproche du scientifique, mon premier projet de bio art, cela m’a posé beaucoup de questions éthiques. En tant qu’humain/humaines sommes-nous légitime à utiliser des formes animales, végétales, bactériennes au nom de l’art ? S’octroyer ce droit-là n’est il pas déjà anthropocentré? Mais en même temps cela me fascine complètement. On était deux sur ce projet-là, avec Thomas Maillet Mezeray, nous avons utilisé des champignons destinés à la vente pour l’alimentation donc dans tous les cas, ils auraient consommés. Autant les faire vivre et leur apporter une fausse postérité à travers le travail artistique. C’est un champ de recherche qui m’intéresse beaucoup à l’avenir si en thèse j’ai accès à des laboratoires et des scientifiques pour aller au bout de mes idées. 

TECHNOHYBRID HIEROGLYPHS, série de flashs / tattoo designs, 2022

Quelles sont tes inspirations et/ou artistes/mouvements que tu considères importants ?

Pour le bio art/art Biotech, j’ai beaucoup apprécié récemment le travail de Paul Vanouse The post anthropocentric body « at work » sur la sueur. On pourrait croire que la sueur est notre propre odeur corporelle, mais elle est en fait produite par les bactéries sur notre peau qui consomment notre sueur et en ce faisant produisent certaines odeurs. Dans deux bioréacteurs, il va cultiver les trois bactéries responsables de cette odeur-là. C’est à la fois pour parler du travail d’un point de vue marxiste avec la question la sueur et en même temps de la performance et la micro performativité de ces bactéries là au travail, leur travail étant de produire ces odeurs. 
Dans les arts numériques, je suis complètement fan de Arca qui dans sa musique et son identité visuelle va bousculer tous ces binarismes que j’ai mentionné plus tôt, elle devient robot, déesse, cyborg, homme/femme, animale.. elle incarne cette figure post-humaine dans une hybridité constante. Arca donc avec Frederik Heyman qui travaille pour elle, l’a modélisé en 3D pour l’incorporer dans ses mises en scènes magnifiques. 

Au-delà de l'imaginaire, cette future condition trans-humaine dont tu parles est-elle source de peur pour toi ?
 

Dans les champs de recherche du post-humanisme, il y a une acception globale des hommes robots, cyborgs, de l’ordre du trans-humanisme. Un qui fait peur celui que j’appelle le « transhumanisme de la supériorité », être un surhomme, dépasser ses limites avoir plus de capacités physiques ou mentales via la technologie. Pour moi, c’est caractéristique de l’humain dans sa quête de pouvoir, de domination constante, ce qui me fait peur. 
Celui que j’appelle le « transhumanisme de perceptibilité » est différent. L’objectif est de développer nos perceptions sensorielles pour être plus présent, au-delà de nos cinq sens. Manel De Aguas, s’est fait implanter des capteurs dans les tempes pour capter la pression atmosphérique, les changements de température ou climatiques. Au-delà de cyborg, il s’estime comme trans-espèce car ses perceptions sensibles se rapprochent de celle d’un poisson ou organisme marin. Son existence va lui faire percevoir des choses impossibles en tant qu’humain. Il devient à la fois animal, la fois machine. Ce qui m’intéresse, c’est que cela le rend plus vulnérable, ses perceptions vont lui faire du mal, des prothèses qui vont l’empêcher d’avoir des relations sociales normales, une situation émotionnelle stable. Au lieu d’avoir des prothèses qui le rendent dominant, elles vont le rendre vulnérable, il s’amoindrit dans ses capacités à travers une modification corporelle post humaine et il s’y tient. Ici donc ça s’oppose au « trans-humanisme de la supériorité », aborde un post-humanisme éclairé qui le rapproche d’autres formes de vie, et acquiert une plus grande conscience du monde qui l’entoure. 

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Gina Pane, souffrir pour l’autre